Page sur la dérivabilité

Vu les fonctions rencontrées en secondaire, dont le graphe est bien lisse, ou parfois discontinu en quelques points, les élèves peuvent penser qu’une fonction continue partout est donc dérivable partout, ou au pire partout sauf en quelques points.

C’est faux, il suffit de penser à une courbe des cours de la bourse, ou pour penser à quelque chose de moins immatériel, aux courbes dites fractales.

Fonction en affine par morceaux

En voici un exemple. Soit ( f n ) n la suite de fonctions définies sur [0;1] ainsi :

f 0 ( x ) = x et pour n>0, f n est une fonction continue affine par morceaux, définie par récurrence en découpant les intervalles précédents en trois. Sur chacun des 3n intervalles, [ k 3 n ; k + 1 3 n ] pour k 0 ; 3 n 1 , on a : f n ( k 3 n 1 ) = f n 1 ( k 3 n 1 ) , f n ( k 3 n 1 + 1 3 n ) = f n 1 ( k 3 n 1 + 2 3 n ) et f n ( k 3 n 1 + 2 3 n ) = f n 1 ( k 3 n 1 + 1 3 n ) .

Il faut montrer que cette suite de fonctions converge uniformément vers une fonction f, qui n’admet de dérivée en aucun point de [0;1].

Source : Éléments d’analyse, Dieudonné, problème 1 page 158.

Fonction de Weierstrass

Présentation

Une autre idée plus étrange, est de partir de la fonction de Weierstrass, construite comme limite d’une suite de fonctions continues et dérivables.

W a b ( x ) = i = 0 + b i cos ( a i π x ) , avec ab>1 et 0<b<1.

J’ai choisi a=0,5 et b=12 pour les quatre premières courbes, voici ce que cela donne (et le fichier kmplot).

Preuve dans un cas particulier

Nous allons choisir un cas très particulier, histoire de rendre les calculs moins bestiaux. D’une part, a est un entier impair contrairement aux figures ci-dessus, d’autre part a b > 1 + 1,5π 5,71238898038468985764 . Cela peut se montrer si ab>1 mais c’est plus balaise.

Cette preuve est adaptée de Theory of functions de Titchmarsh (ISBN 0198533497). Elle est un excellent développement pour l’agrégation, pas difficile mais très technique : la moindre erreur ne pardonne pas.

Existence de la fonction

W a b ( x ) = i = 0 + b i cos ( a i π x )

On a pour commencer | b i cos ( a i π x ) | < b i or 0<b<1 donc la série converge absolument et normalement, donc W a b ( x ) existe quel que soit x, et de plus la série converge uniformément.

Donc W a b est bien continue.

Non-dérivabilité

Évaluons W h ( x ) = W a b ( x + h ) W a b ( x ) h = i = 0 + b i × cos ( a i π ( x + h ) ) cos ( a i π x ) h et cherchons si ça a une limite quand h tend vers zéro.

Séparons la somme en Rm la somme des m premiers termes, de 0 à m−1, et Sm la somme des termes de rang m à +∞. Nous allons majorer Sm et minorer Rm.

Majoration de Sm

| cos ( a i π ( x + h ) ) cos ( a i π x ) h | = | a i π h sin ( a i π ( x + θ h ) ) | a i π | h |

Donc | S m | i = 0 m 1 π a i b i = π a m b m 1 a b 1 π a m b m a b 1 .

Minoration de Rm

Notons a m x = α m + δ m avec αm∈ℕ et δ m [ 1 2 ; 1 2 [ .

Posons h m = 1 δ m a m , on va prouver que pour ce hm-là, W h m ( x ) n’est pas borné.

a m π ( x + h m ) = π a i m a m ( x + h m ) = π a i m ( 1 + α m )

Donc cos ( π a i m ( x + h m ) ) = ( 1 ) a i m ( 1 + α m ) = ( 1 ) 1 + α m car a est choisi impair.

Et cos ( π a i m x ) = cos ( π a i m ( α m + δ m ) ) = cos ( π a i m α m ) cos ( π a i m δ m ) = ( 1 ) α m cos ( π a i m δ m )

R m = i = m + b i × ( 1 ) 1 + α m ( 1 ) α m cos ( π a i m δ m ) h m = ( 1 ) α m h m i = m + b i ( 1 + cos ( π a i m δ m ) )

Or le cosinus du premier terme de la somme (pour i=m) est strictement positif, donc

| R m | b m | h m | 2 3 a m b m d’après le choix de hm.

Bilan

| W h x | | R m | | S m | > ( 2 3 π a b 1 ) a m b m = Q m

Or, vu comme on a choisi a et b, le terme entre parenthèses est positif, et ab>1 donc Qm tend vers +∞ quand m tend vers +∞.

Donc W a b ainsi choisie n’est dérivable en aucun point de ℝ.

Preuve de l’existence par densité

Cette preuve démontre qu’un ensemble Ω de fonctions continues partout et dérivables nulle part, est dense dans l’ensemble des fonctions continues, donc qu’il existe de telles fonctions, et en nombre non négligeable. Merci à Jacques Dunau, professeur de la préparation de l’agrégation (en retraite maintenant), qui a donné cette preuve.

E l’ensemble des fonctions continues de [0, 1] dans ℝ est un espace de Banach, quand on le munit de la norme sup, la norme de la convergence uniforme.

Soit F n = { f E / t 0 [ 0 ; 1 ] t [ 0 ; 1 ] , | f ( t ) f ( t 0 ) | n | t t 0 | } .

Nature topologique de Fn

Montrons que Fn est un fermé d’intérieur vide.

Fn est un fermé

Soit ( S k ) k une suite d’éléments de Fn, qui converge uniformément vers f.

Y a-t-il un n pour lequel f∈Fn ?

À chaque fk de Fn, t k [ 0 ; 1 ] t [ 0 ; 1 ] , | f k ( t ) f ( t k ) | n | t t k |

On peut supposer, quitte à choisir une sous-suite extraite de ( t k ) , que cette suite converge vers t0.

Il nous faut majorer | f ( t ) f ( t 0 ) | .

| f ( t ) f ( t 0 ) | | f ( t ) f k ( t ) | + | f k ( t ) f k ( t k ) | + | f k ( t k ) f ( t k ) | + | f ( t k ) f ( t 0 ) | f f k + n | t t k | + f f k + | f ( t k ) f ( t 0 ) |

Soit ε>0, il existe k1 tel que pour tout k>k1, f f k < ε 6 puisque la convergence est uniforme.

De même, il existe k2 tel que pour tout k>k2,

n | t t k | n | t t 0 | + n | t 0 t k | n | t t 0 | + ε 3

f est uniformément continue, donc il existe k3 tel que pour tout k>k3, | f ( t k ) f ( t 0 ) | < ε 3 .

Donc pour k max ( k 1 ; k 2 ; k 3 ) , | f ( t ) f ( t 0 ) | < n | t t 0 | + ε , quel que soit ε>0.

Donc f∈Fn, c’est-à-dire que toute suite d’éléments de Fn converge dans Fn, donc Fn est un fermé.

Fn est d’intérieur vide

Pour le montrer, il suffit de montrer que toute boule centrée sur un élément de Fn n’est pas incluse dans Fn.

Or dans cet espace, la boule de centre f de rayon ε est représentée par toutes les fonctions incluses dans la bande de hauteur ε au-dessus de f et ε en-dessous de f.

Dans cette bande, il suffit de construire une fonction continue et affine par morceaux, en dents de scies de pentes n+1 et −n−1 alternativement. Cette fonction est bien dans la boule mais n’est pas dans Fn puisque qu’à tout x de [0, 1], on peut trouver un x′ pour lequel la pente de x à x′ est supérieure à n : il suffit de se placer sur le même morceau affine.

Donc Fn est un fermé d’intérieur vide.

Conclusion

Soit Ωn le complémentaire de Fn, c’est donc un ouvert dense.

Soit Ω = n = 1 + Ω n . Ω est un borélien dense d’après le théorème de Baire, et non-vide bien sûr.

Soit f une fonction continue sur [0, 1] dérivable en t0.

f ( t ) f ( t 0 ) t t 0 = g ( t ) si t≠t0 et g(t0)=f′(t0).

g est continue donc majorée (car sur un compact), et pour un entier n0, donc g∈Fn pour tout n⩾n0.

En clair, Ω ne contient aucune fonction dérivable, et pourtant il est dense dans C0([0, 1], ℝ).

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